"Capitalo-amnésie"

Un premier jet d’une nouvelle sur la mémoire et la fin du capitalisme.
je l’ai envoyé à Mnénos mais j’y crois pas trop. Le texte est trop long pour un com’, la deuxième partie est en commentaire

Hellébore se penche dans les décombres et ramasse plusieurs petits débris. Le paysage n’est que ruines d’acier et de béton. Devant el·lui trône une enseigne de l’Ancien Monde.

« Centre Commercial »

La typographie typique du capitalisme tardif est accompagnée de plusieurs sigils de consommation aux couleurs maintenant délavées. La masse bringuebalante de plastique et d’aluminium, réceptacle des sceaux publicitaires d’envoûtement, menace de s’effondrer à tout moment. Cela fait déjà plusieurs jours qu’i·el s’imprègne du lieu. Les vestiges de ces temps révolus ont assez infusé son esprit. Hellébore s’assoie en tailleur devant la structure et dispose les artefacts collectés en cercle autour d’el·lui. Ses yeux révulsent légèrement comme si la transe était déjà là. Iel a assez d’éléments pour shifter de manière profonde. Son corps s’assouplit et s’affaisse. Iel entre progressivement dans le Temps du Rêve.

Le centre commercial est rempli de personnes vêtues de textile pétrochimique neuf. Telles des fourmis, les consommateur·ices s’affairent en tous sens, en ligne ordonnée ou en chaos dispersé, pour la collecte de denrées emballées de plastique. Iels font la queue en enfilade interminable, poussent des chariots en ferraille rutilante à travers des étales éclairés d’une lumière froide et perçante. Pour s’emparer de ces grands paniers métalliques à roulette, les consommateur·ices effectuent une sorte de rituel économique. Iels insèrent une pièce de monnaie à l’avant de l’engin pour pouvoir l’utiliser. Hellébore perçois cet acte symbolique comme une sorte de gage de confiance pour le prêt du dit chariot. À moins que cela soit une sorte de rituel de chance, pour favoriser une bonne collecte dans l’opulence déraisonné des rayons du super-marché. Une fois la récolte terminée, une machine délivre un papier imprimé, récapitulant la liste des produits achetés ainsi que leurs prix d’échange. Les consommateur·ices transvasent ensuite le contenu de leur charrette dans leurs voitures à essence, situer non loin sur une grande esplanade de goudron. Une fois le processus terminé, iels peuvent récupérer leur pièce.

Les visages crispés et fermés. Les gaz d’échappement et le stress des embouteillages. Les écocides, le racisme, les génocides, la techosurveillance et l’extractivisme colonial.

Les bruits, les couleurs, les odeurs, les ambiances, les sensations, iel est totalement immergé·e dans l’Ancien Monde.

Pendant qu’Hellébore du Temps du Rêve explore le passé, Hellébore du Temps du Monde convulse des mouvements saccadés, comme si iel effectué·e différents gestes en simultané. Sa tête dodeline et son buste se contorsionne, pendant que ses mains attrapent et manipulent les artefacts un à un. Du papier imprimé, différents emballages plastiques, un fin fil de cuivre, une bouteille en verre coloré, une pièce de 10 centimes d’euro en alliage jaune, un éclat d’aluminium, un circuit imprimé, un haillon en fibre de pétrole. Iel touche et déplace chaque objet. Son corps cesse brusquement de s’agiter. Le ciel s’est couvert et des premières gouttes viennent de tomber. Trop concentré·e, iel n’a pas vu la tempête arriver. En un bond vers une taule affaissée, iel s’empare de sa combinaison étanche. Malgré les nombreux rapiéçages, Hellébore à entièrement confiance en sa guenille protectrices dont iel ne se sépare jamais. D’une des multiples poches, iel sort une gélule d’iode et l’avale d’un geste. Les pluies chimiques et radioactives sont fréquentes ces derniers temps. Paré·e a affronté les intempéries, iel se jette à découvert au moment où l’averse se déclenche vraiment. Le visage soucieux, Hellébore rentre d’un pas pressé et angoissé. Ses pensées sont focalisées sur Sative, une pigeonne voyageuse qui est actuellement en déplacement. Une tempête chimique pourrait la tuer. Ses mains attrapent une amulette en bulbe de trèfle à travers sa combinaison et ses lèvres marmonnent une incantation de protection :

« Sative, mon amie des aires, dévouée messagère, j’espère que tu as trouvé abri et que du danger tu t’es écartée.»

Une drôle de sensation fermente en el·lui. Hellébore autodiagnostique de la solastalgie et du désespoir face aux malheurs durables hérités de l’Ancien Monde. Rien de nouveau. Mais ce n’est pas que ça, il y autre chose. Un étrange pressentiment l’habite, comme si un bouleversement dans sa vie était sur le point de se produire. Après une heure de marche éprouvante en pleine tempête, Hellébore arrive dans sa communauté. La petite cité abrite un millier de personnes et elle divisée en une dizaine de bolo. Construite récemment, elle est composée de bâtiments aux styles architecturaux caractéristique de ces dernières années. Sans s’arrêter, iel passe devant le bolo où iel réside. L’édifice collectif en terre-paille est bâti autour d’un grand pilonne électrique transformé en antenne radio et la queue d’un avion accueillant un moulin. Une fois arrivé·e dans le quartier des bâtiments communs, iel se précipite sous le perron de la grande tour centrale en brique, enlève sa combinaison et l’accroche dans la hall où roucoulent plusieurs milliers de pigeon·nes. Le regard en l’air, cherchant sa compagnonne, iel essaye de se convaincre que Sative est beaucoup plus heureuse dans cette gigantesque volée, que seule dans la petite alcôve nichée dans sa chambre vide. Sa pratique de l’archéomancie est trop chronophage pour pouvoir prendre soin de cette relation et les pigeon·nes sont des êtres très grégaires. Dès le début de ses recherches, iel a dû se résigner à confier les soins de Sative aux colombo-postières du pigeonnier communautaire.

« Bonjour Nest’, pas de blessé·e suite à la tempête ? J’ai reçu du courrier ? »

La vieille Nestar fume une fine cigarette de sauge et de ronce. Elle se détourne des rouleaux postaux et soulève son grand chapeau plat recouvert de fientes.

« Hellove Hellé. Sative va bien et tu as reçu une lettre. Tiens, regarde, le courrier semble très urgent et c’est scellé du cachet de la Guilde Capitalistologique de la Mémoire. Avec des majuscules partout, rien que ça ! »

Sative vient se poser sur l’épaule d’Hellébore.

Stupéfait·e de recevoir ce genre de courrier, iel ouvre le cachet et déroule la lettre d’une main, tout en caressant la petite tête d’oiseau de l’autre.


Au plus profond de la forêt, loin des villes et des villages, reclus dans une caverne cachée entre la falaise et les méandres d’une puissante rivière, huit personnes sont affairées autour d’une table. Toustes entièrement nu·es, iels portent sur le front la cicatrice du Geai Vert. La grotte est éclairée par des torches, qui laissent à peine deviner les agissements des silhouettes patibulaires au milieu de mobiliers sommaires. Plusieurs exemplaires du Livre des Interdits Technologiques sont posés sur la table en grossier rondin d’arbustes. Iels enfilent des épais tabliers en peaux de chèvre, puis des masques en bois dotés de filtres respiratoires en fibres végétales. L’un·e d’ell·eux retire minutieusement une besace d’un coffre. À l’aide d’épais gants de cuir, iel en sort un à un des fruits sec d’Hura crepitans. L’arbre bombardier. En silence, iels se coordonnent pour ouvrir une vessie fraiche de sanglier et y verser une grande quantité d’une poudre marron. C’est un burundanga de scopolamine, résultat d’un mélange de datura, de mandragore, de jusquiame et de brugmansia, dont les dosages ont été réfléchis pour provoquer une amnésie rétrograde mais aussi antérograde. Toujours dans le silence complet, l’équipe finit la fabrication de l’étrange et dangereux objet. L’acte est hérétique, iels le savent, mais iels suivent les ordres. Le cinquième principe du premier chapitre du Livre interdit la création de nouveaux dispositifs technologiques, même si ceux-ci sont fabriqués à base de matières autorisées. Le douzième principe du chapitre deux interdit la manipulation et l’acquisition de matière rare et exotique, même si cela est pour éviter l’utilisation d’un produit hautement civilisationnel comme la poudre à explosion. Mais le Geai Vert a parlé via les oracles et sa parole est non discutable, premier principe du premier chapitre.

Pendant que ses adelphes rangent la caverne et préparent le séchage de la vessie, Lhété à enlevé ses protections et s’est assis sur la berge de la rivière. Le regard hagard et amère, il aimerait avoir des souvenirs dans lesquels se perdre. À la place, des vagues réminiscences de son enfance, puis un trou liminaire et vide qui le mène directement dans ce présent fracturé et instable. Malgré le total néant effaçant toute son identité passée, il a le sentiment qu’il était du mauvais côté de l’histoire. Mais comme tout les autres, il avait été initié et donc pardonné.

« Que le vent emporte ton nom et que la terre t’ensevelisse tel que tu étais. Par le silence, la boue et le chant du Geai Vert, tu renais sans passé, enfant du vivant, mouvement de l’après. Ton ancien être et ses crimes gisent maintenant avec la Machine et ses ruines. »

Pétris d’un malaise d’émotions négatives, son corps se rappelle seulement de la violence et de la haine. Il avait peut-être tué, violé, fabriqué des technologies meurtrières, massacré des écosystèmes entier, assoiffé de profit et de pouvoir. Il était peut-être haut placé dans l’organisation du désastre. Il ne sait pas pourquoi son esprit a décidé de tout oublier. Il n’a aucune idée de l’événement traumatique qui a déclenché cette amnésie, mais la douleur est encore là, torturant chacune de ses cellules.

« Que le chant du Geai Vert me guide vers Terra »

De ses mains, il attrape un peu d’eau, asperge son visage puis plonge dans le sombre courant des rapides.


Ursul@ vérifie les connectiques de la pile rhyzomicrobienne branchée sur les racines du grand saule pleureur, contrôle la température du compost ainsi que la pression du biométaniseur. Tout est opérationnel, iel peut remonter dans son bureau et allumer son ordinateur. L’édifice sur pilotis qu’iel à el·lui même construit ceinture le gigantesque arbre. L’unique pièce circulaire avec son tronc central est surchargée d’étranges outils et d’artefacts technologiques du capitalisme tardif. C’est un endroit parfait pour bidouiller de l’électronique. Iel pousse de l’avant-bras un tas de composants informatiques, pour s’installer confortablement devant son poste de travail. Une fois connecté·e au plurinet pour visiter sa boite mail, un message non-lu attire son attention sur l’interface épurée de son écran noir :

« Invitation à la Guilde Capitalistologique de la Mémoire ».

Iel clique.

« Bonjour,

Nous avons la joie de vous convier à la première assemblée de la Guilde Capitalistologique de la Mémoire.

Si vous recevez cette invitation, c’est que votre communauté vous a nommé comme représentantes lors d’une élection sans candidates.

Dans une recherche d’alimenter les liens et les synergies intercontinentales, un réseau de communautés s’est réunis pour proposer un dispositif de recherche collective.

Grâce à une excellente coordination mondiale, nous avons réussi à constituer un dispositif décisionnel pour établir un cadre de travail commun.

Chaque bassin-versant de la Terre est maintenant doté d’une Guilde, constituée des représentantes des divers communautés locales qui collaborerons ensemble vers des objectifs ciblés.

Au consentement de toutes les communautés, nous souhaitons constituer un réseau de recherche pour étudier les flous qui habitent notre époque. Grâce à des approches transdisciplinaires nous chercherons à construire un récit historique commun sur les événements à l’origine des récents bouleversements.

En tant que représentante de la communauté Forestoise du bassin-versant de la Senne,

nous vous donnons rendez-vous à la première nouvelle lune du printemps, à l’agora régionale du marais d’Aa. »

« Bordel de préfet de police »

Bouche bée, Ursul@ se lève d’un bond pour se précipiter vers la passerelle qui joint son bureau au reste du bâtiment en terre-paille. Iel traverse à toute allure des couloirs biscornus pour atteindre les salles d’archive. Sans frapper, iel entre dans la salle voûtée où sa collègue est plongé dans l’étude d’obscures livrets aux pages plastifiés.

« C’est quoi cette merde de Guilde de la Mémoire ? Vous nagez en plein délire ! Qu’est-ce qui s’est passé hier ? Vous m’avez élu comme représentant·e ? »

Impassible, l’archiviste répond sans quitter sa lecture :

« Où étais-tu ? Ta place était à l’assemblée locale, comme tout le monde. C’était un moment crucial pour notre communauté et l’humanité tout entière et toi tu n’étais pas là. Les absent·es ont toujours tort.

  • J’ai entendu qu’il y avait un moment de coordination intercontinentale, mais j’avais plus urgent à faire ! Si j’avais su… Je suis hors de moi ! C’est hors de question que je participe à un retour d’une pyramide du savoir ! Des « représentant·es », pour établir un « récit historique commun » !? Mais vous avez complètement craqué ?! Et pourquoi pas revenir à la « démocratie représentative » aussi non ? Avoue, c’est toi qui es derrière ma nomination ! Tout ça pour me faire chier !

  • Tu sais Ursul@, de nombreuses communautés acéphales et horizontales nomment des chef·fes pendant les moments d’urgence. Regarde les guayaki. Et en ce qui concerne ta nomination, ce n’est aucunement de ma faute. J’ai peut-être laissé échapper ton nom à un moment déterminant de l’assemblée, mais rien de plus. » Elle éclate de rire.

« Oh l’enfant de préfet ! J’en étais certain·e. Tu dérailles, les guayaki nomment des chef·fes lorsque des guerres rituelles se déclenchent ou qu’une catastrophe menace la communauté. Je ne vois pas trop le rapport avec le contexte actuel. Ça fait maintenant 15 ans que nous avons envoyé valdinguer tout modèle organisationnel vertical, alors pourquoi revenir à ces perversions autoritaires ? Vous n’avez rien appris, vous n’avez rien compris, ni le passé, ni le présent !

  • Ah voilà, nous y venons. Nous n’avons rien compris, mais toi tu sais. C’est très bien, tu seras parfait·e pour cette guilde. Pète un coup et lâche nous un poil de verticalité pour mieux organiser l’horizontalité de l’écriture de notre histoire. Laisse-moi travailler maintenant.

  • Enfant de flic, je te laisse à tes archives claquées. J’irais jamais à cette guilde de merde !


Debout au milieu de l’agora remplie d’une foule bigarrée et bruyante, trois personnes de trois âges bien distincts semble attendre le silence. Un·e enfant, un·e quarantenaire et une personne très âgée. Iels sont tout·es les trois vêtu·es des mêmes tissus. Un patchwork d’étoles de fibre de plastique recyclé aux confettis de couleurs pastelles.

La·e plus jeune s’empare d’une cloche qu’elle frappe énergiquement. Le calme s’installe.

« Bonjour à toustes

  • Merci d’avoir répondu à l’invitation

  • Et bienvenue à cette première Assemblée de la Guilde Capitalitologique de la Mémoire »

Clament haut et fort les trois individu·es à tour de rôle.

« Je suis Crasula.

  • Je suis Diederik.

  • Et moi Liu.

  • Si vous êtes là aujourd’hui, c’est pour travailler sur notre passé.

  • En moins de deux décennies, l’humanité a radicalement changé.

  • Il y a eu un moment de bascule engendré pas une suite complexe d’événements.

  • Mais les récits narrant l’origine de ces bouleversements sont nombreux et souvent contradictoires.

  • Une capitalo-amnésie collective nous empêche de mettre bout à bout les causes et les conséquences de cette grande bifurcation.

  • Des syndromes post-traumatiques touchent une large partie de la population. Des dizaines de milliers de personnes ont complètement occulté les années les plus dures du capitalisme tardif et des révolutions.

  • La brutale décentralisation politique, économique et culturelle de nos sociétés a favorisé l’abondance de récits historiques variés et contradictoires.

  • Dans un contexte de pression exercée par certaines enclaves capitaliste et des communautés autoritaires, nous avons décidé de nous unifier dans une guilde mondiale.

  • Les chef·fes de ces groupes cherchent à imposer leurs récits pour manipuler le passé et servir leur intérêt.

  • Iels imposent leurs histoires pour propager la haine, l’extractivisme et l’individualisme. Iels veulent le retour de l’Ancien Monde.

  • Certaines de leurs histoires nient entièrement les dérives extrêmes du capitalisme et de l’autoritarisme.

  • D’autres inventent des ennemis imaginaires pour semer la discorde et la violence.

  • Leurs discours se diffusent au contact de nos communautés. Certain·es sont séduit·es par leurs arguments.

  • En glorifiant l’abondance d’antan et en omettant d’en rappeler les conséquences, leurs récits peuvent nous mener vers les horizons sombres que nous avons réussi à dissiper.

  • Face à ces pressions, nous avons été nombreux·ses à vouloir réagir.

  • Pendant le long processus de la dernière Assemblée Intercontinentale, la décision a été prise d’organiser un grand programme de recherche pour écrire une histoire commune de la fin du capitalisme tardif.

  • Chaque communauté a élu une personne représentante.

  • Vous.

  • Et chaque bassin-versant a tirés au sort trois facilitateur·ices.

  • Nous.

  • Nos objectifs sont d’établir un récit collectif avec des approches transdisciplinaires.

  • Nous allons chercher à établir le déroulé chronologique de la réorganisation de notre bassin-versant et du démantèlement local du capitalisme et de l’autoritarisme.

  • Aujourd’hui nous somme une centaine à être réuni dans cette agora,

  • comme des milliers d’autre assemblée à travers le monde.

  • Une fois que nous aurons fait le travail à un niveau local,

  • nous traduirons et nous tisserons nos récits à l’échelle globale de la planète.

  • Le dispositif durera le temps qu’il durera.

  • Pour le moment, vous n’avez pas de limites de temps.

  • Nous passerons ce premier moment à faire un tour des présentations.

  • Nous vous demanderons de situer vos communautés.

  • Vous pouvez nous dire vos noms et pronoms.

  • Et nous aimerions aussi que vous formuliez les premières réflexions que ce dispositif vous évoque, tout en ancrant votre réponse dans les pratiques qui vous animent.

  • Tout ça assez brièvement, si nous ne voulons pas manger trop tard.

  • Un repas sera servi dans les cantines communes.

  • Sur ceux, nous vous laissons vous présenter. »

Un brouhaha s’installe le temps de décider qui commence, puis les présentations débutent et s’enchaînent. Des érudit·es de régions voisines étalent leurs enthousiasmes et leurs savoirs dans de longues phrases alambiquées. Archéo-sociologue de la Finance, écologue des cycles, spécialiste des insurrections postcoloniales, historienne de la propriété privée, chaque membre de la guilde a des savoirs précis et sait déjà pertinemment comment les mobiliser dans la grande mission qui leur a été confiée. Puis vient le tour d’Hellébore.

« Bonjour à toustes. Je suis Hellébore de la communauté d’Obaix. Nous sommes organisé·es dans un petit village juste au Nord de Charleroi. Un tout grand merci pour cette incroyable organisation, mais j’ai vraiment du mal à saisir mon rôle dans cette guilde. Je passe effectivement beaucoup de temps à explorer le capitalisme tardif, mais ma pratique ne peut en aucun cas figer un récit historique unique. Je suis archéomancienne. Mes recherches consistent à révéler les secrets des passés, notamment grâce aux voyages oniriques. Comme vous, je rêve quand je dors, mais aussi de manière lucide et éveillée. Je passe du temps à m’imprégner d’anciennes ruines, j’écoute beaucoup de vieilles histoires, je collecte et j’analyse des artefacts. Toutes ces connaissances empiriques engrangées dans la réalité du présent, je les emporte avec moi dans le Temps du Rêve pour mieux les comprendre. Pendant mes voyages mentaux, j’arpente l’invisible des passés qui se reconstitue dans mon imaginaire. Les connaissances que j’acquiers dans le Temps du Monde s’inter-alimentent avec ce que j’expérimente dans le Temps du Rêve. C’est un mélange d’archéologie expérimentale et d’auto-hypnose. L’archéomancie que je pratique est héritée du mouvement du shifting à visée transformatrice. Pendant les pandémies du Covid-19 et du Sras-27, les États-nations imposèrent des confinements massifs de la population. Certain·es individu·es développèrent des techniques de voyages mentaux pour s’évader dans leurs imaginaires et supporter l’enfermement. Cette pratique naissante du shifting était avant tout un divertissement, mais elle se radicalisa avec la révolution des imaginaires des années 30. Pour se sortir de l’impasse du réalisme capitaliste entravant tout alternative à ce système mortifère, l’humanité due faire un grand effort d’inventivité. Le shifting fut un outil fort performant pour donner du corps à tous les nouveaux récits nécessaire à défaire l’envoûtement néolibéral. À l’époque, la majorité des voyages s’effectuaient vers l’avenir, pour explorer des futurs désirables post-capitalistes. Mais avec la chute de l’Ancien Monde, ce savoir à commencé à se perdre. Pour explorer certains flous traumatiques et circonstanciels qui brouillent notre perception du capitalisme et de sa destruction pourtant si récente, j’ai donc réactualisé le shifting avec les dernières découverte onironautique. Ma pratique pourrait être fort pertinente pour servir vos objectifs, sauf que je ne fabrique aucune donnée, ni écrite ni orale, qui pourrait alimenter un récit historique commun. J’expérimente des rapports sensibles aux passés, mes histoires sont spéculatives et ne cherchent pas à être figées. Je suis très heureuse que l’humanité s’organise mondialement autour d’autres intérêts que des rapports militaires et extractivistes, je ne remets pas en cause les décisions et le long travail de l’Assemblée Intercontinentale, mais je doute de la pertinence de la démarche. Je pense que l’onironautisme est un outil très efficace pour soigner les traumatismes de notre époque. C’est une pratique qui engendre de nombreux résultats pour cell·eux qui ont oublié ces sombres années. Selon moi, c’est d’ailleurs une urgence de prendre soin de ces capitalo-amnésiques, qui sont des proies faciles pour la propagande capitaliste et autres dérives sectaires. Nos communautés portent de forts intérêts aux personnes inadaptées à nos nouvelles sociétés. Des centres de désintoxication pour traders et des programmes de réinsertion pour matons, mais rien pour les capitalo-amnésiques. Je suis ici pour parler et diffuser ma pratique, dans une optique de soin et de compréhension collective de nos traumatismes. Je suis très stimulé·e à l’idée de me mettre en réseau avec des personnes qui cherchent à utiliser les histoires des passés comme moyen transformateur. Mais je ne souhaite pas mettre mon art au service d’un récit unique. Merci pour votre écoute. »

Quelques secondes de silence, puis vint le tour de la présentation suivante.

« Oé bonjour. C’est bien que j’enchaîne directement sur ces propos, ça fera une super transition pour que je vous transmette mes positions. Je m’appelle Ursul@ et je suis capitalistologue au cabinet de curiosité économique de Bruxelles. Je suis spécialisé dans la cyberarchélogie. Comme vous toustes, j’ai des compétences et des savoirs sur notre passé. Je ne vais pas passer par quatre chemin. Pour moi, cette guilde est une profanation totale, surtout pour des personnes qui passent leur temps à sonder les origines et conséquences des innommables dérives de l’Ancien Monde. Contrairement à vous toustes, je suis outrée par la démarche et je suis là pour empêcher la rencontre. »

Un chahut éclate dans l’agora. Ursul@ est solidement dressé·e au milieu de l’assemblée, affrontons les regards de toustes. Son visage exprime le défi et la révolte. Le pullulement de piercing, de sangsues médicinales, de tatouages et de modifications faciales lui donne un aspect extra-terrestre. Chacune de ses mimiques faciales est abusivement accentuée par sa nouvelle paire de souscilles.

La·e faciltateur·ice sonne la cloche. Ursul@ reprend fermement :

« Ce n’est pas une amnésie collective. Mise à part certains cas de syndrome post-traumatique, nous n’avons pas oublié le capitalisme et sa chute. Nous avons décentralisé nos sociétés et leurs écologies du récit en réponse à la dystopie dans laquelle nous vivions, en réponse à un récit unique mortifère. Les insurrections, les blocages et occupations des infrastructures et centres de pouvoirs, les attaques de cyber-autodéfences populaires et les communautés révolutionnaires des années 2030 sont des événements complexes à appréhender. Pour comprendre pourquoi cette période pourtant si récente nous parait historiquement si flou, tellement que nous devons l’appréhender par des moyens archéologiques, nous devons nous rappeler du contexte mondial de l’époque. Une poignée de milliardaires contrôlent le monde sur un modèle entrepreneurial extractiviste et colonial. Ils détiennent tout les grands canaux de diffusion de l’information. Ils contrôlent les réseaux sociaux, les radios, les chaînes de télévision, la presses, les livres, les arts. Ils manipulent des zetta-métadonnées pour influer sur l’avenir et désinforment dans un but d’un contrôle total. L’humanité fut alors privée du pouvoir de lecture des faits sociaux. Nous avons accès à une grande partie des archives de l’internet mondiale de l’époque, mais à partir de 2027, l’écosystème numérique est envahit par des milliards de milliards d’utilisateur·ices non-humaines, des intelligences artificielles programmées pour créer et manipuler des données. C’est du matériel archéo-médiatique très complexe à manipuler, car il n’est pas destiné à décrire la réalité, mais à la manipuler. De plus, les milliardaires utilisèrent la coercition des État-nations pour réprimer les actions et les discours contestataires. Parmi la profusion d’archives papiers et numériques que nous étudions, de nombreuses pièces produites dans les marges peuvent constituer une base historique solide. Des médias, des éditions indépendantes et des réseaux sociaux décentralisé nous ont laissé des témoignages fiable malgré la répression. Ces récits sont situés, souvent trop contextuels, ils décrivent des morceaux épars d’une période trouble et sombre. De nombreuses personnes de cette assemblée compilent des souvenirs encore frais, que nous portons toustes dans nos mémoires. Mais toutes ces histoires ne peuvent et ne doivent pas être unifiées dans une seule et même réalité historique ! Car rappelez vous que pour démanteler la dystopie du capitalisme nous avons du décentraliser et bouleverser notre monde. C’est en racontant d’autres histoires, des milliers d’autres histoires, différentes des récits dominants, que nous avons pu tuer l’hydre de l’oppression.

Je consens à ce que nous profitions de cette guilde mondiale pour développer des pratiques de soins face à l’épidémie de syndrome post-traumatique, mais je refuse que la décentralisation des récits qui caractérise notre époque soit considérée comme une amnésie collective. Je consens à ce que nous nous organisions pour lutter contre la réémergence d’une propagande capitaliste et autoritaire, mais je refuse de la faire si c’est au prix de créer une structure hiérarchique de la mémoire !

Si vous persistez à vouloir élaborer un récit historique unique, je ferai tout ce qui est en mes moyens pour vous en empêcher ! Merci de m’avoir écouté. »

Le ciel s’est couvert, un vol de criquet annonce un risque élevé de pluie toxique et le vent de l’Est souffle sur les guirlandes de fanions bariolés. Un groupe de personnes a commencé à installer une large bâche protectrice sur le haut de l’agora. Le grand édifice ovale est constitué de terre et d’arbres. C’est une large et haute colline creuse en son centre, structurée de racines et de troncs. La petite forêt est encore jeune et ne fournit pas encore un abri efficace face aux intempéries. Mais la rapide croissance de certaines essences à permis de créer du mobilier ligneux confortable. Les sillons de la face interne de l’agora forment une spirale de troncs torsadés. Les jeunes saules pleureurs, saules tortueux, acacia faux robiniers, troènes et catalpas ont été tressé en de longs bancs circulaires où siège l’assemblée. Tout le monde est absorbé par le discours d’Ursul@ qui vient de se terminer. La guilde n’a pas le temps de réagir qu’un objet tombe au centre et explose dans une pétarade de détonations et un opaque nuage poudreux.

Dans la panique, au milieu des gémissements et des toussotements, s’impose une chorale de voix. Une équipe de huit personnes a encerclé le rassemblement. Dressé·es en surplomb sur la cime de l’agora, iels portent des masques en bois et déclarent à l’unissons :

« Pyramide de la mémoire, nous te démantelons avant même ta création

Malédictions pour les chef·fes qui veulent décider de nos passés,

pour que plus jamais nous ne laissons la civilisation nous dominer

à genoux devant l’oubli pour veiller à ce que la Machine ne se réveille pas. »

« Bonsoir bonjour, bienvenue sur Radio Blob.

Au programme de notre émission de ce soir : nous reviendrons sur les événements qui se sont déroulés lors de la première assemblée de la Guilde Capitalistologique de la Mémoire. L’attentat psychochimique a été revendiqué par la Cellule du Geai Vert, groupuscule anti-civilisationnel radical et sectaire. D’habitude dirigée contre les enclaves technocapitalistes, la secte s’est cette fois si attaquée à nos communautés. Une médiation est enclenchée avec leurs responsables spirituel·les, qui ont signifié·es leurs violents désaccords avec les objectifs de la guilde. Iels voient dans les intentions de cette nouvelle organisation mondiale une tentative de recentralisation civilisationnelle de nos communautés. L’intention de cette guilde était de constituer un récit historique commun, pour lutter contre les propagandes capitalistes et autoritaires. Un travail de redirection de ces intentions est en cours suite à la médiation. Les membres de l’assemblée ayant été exposé·es à la poudre psychoactive et à la violence de l’événement sont actuellement suivis pas un groupe de soin intensif et de justice réparatrice. Plusieurs d’entre elleux sont encore sous les effets de la bombe chimique. Quant aux huit belligérant·es, iels sont actuellement pris·ent dans une procédure de justice transformatrice considérant leurs profils de capitalo-amnésiques. La neuvième personne soupçonnée de complicité est en cours d’analyse par un jury populaire. Pour mieux comprendre la violence de cet acte, nous sommes accompagné·es ce soir d’une spécialiste des néo-violences intercommunautaires qui nous racontera comment les atta░░░░░░░

Hellébore entre sous un tunnel et décroche ses pieds du pédalier cinétique. L’embarcation se laisse entraîner par le courant jusqu’au quai sous-terrain de la Maison de la Justice. Après avoir attaché·e sa barque, iel se dirige vers l’escalier menant vers l’esplanade en terre battue du gigantesque édifice communautaire. Depuis l’abolition de la justice coercitive et verticale, les communautés se réunissent dans cet imposant bâtiment, pour réparer et transformer au lieu de surveiller et punir. Après avoir traversé·e la place, iel aperçois son·a nouvell·eaux ami·e.

« Salut Ursul@ ! Alors le·a complice anti-civ’, tu as réussi à convaincre ?!

  • Yeo Hellé ! Oui, c’est bon, j’ai été écarté des suspicions ! Ça n’a pas été franchement compliqué pour persuader le jury, je suis tellement technophile que mon profil ne pouvait pas coller avec le délire anti-tech’ de ces foutu·es geai·es vert·es ! Même mes atébas sont électroniques ! Je sais qu’avec mon discours c’était tentant de m’y voir impliqué, mais les accusations n’ont pas tenu longtemps. Tout le monde était tellement paranoïaque avec la panique, qu’iels ton aussi suspecté·e ! Pour preuve de bonne intention et malgré mon innocence, j’ai tout de même accepté·e certains des dispositifs de justices transformatrices qui étaient proposés pour mon jugement. Je vais sûrement participer à l’élaboration de pratiques de soins pour des capitalo-amnésiques. Mais vas-y, raconte moi plutôt comment s’est passé cette nouvelle assemblée de la Guilde.

  • Justement, à la suite de l’attaque et des médiations avec la secte, mais aussi de nos deux interventions qui ont été prises en compte dans les délibérations, la Guilde a décidé de changer ses objectifs. Nous sommes maintenant mandaté·es pour mettre en place un réseau de recherche mondiale et horizontale, porté sur l’élaboration de techniques de soins des mémoires traumatiques ainsi que la création de pratiques de récoltes et de diffusions de récits, dans toutes leurs diversités et leurs multiplicités. Évidemment, l’orale a été privilégié et plusieurs personnes de la Guilde parlent déjà de relancer le métier de barde. Nous avons invité des griot·tes d’Afrique de l’Ouest pour nous transmettre certaines connaissances et savoir-faire en louanges et déclamations de récits historiques. »

Ursul@ éclate de rire et tend les bras à Hellébore qui l’enlace.

« Après les centres de désintoxication pour traders, une école de barde contre la grande amnésie post-capitaliste, nous vivons une époque incroyable ! Hellé, encore merci de m’avoir sauvé de la scopolamine avec ton poncho protecteur. »


« Maintenant que nous avons fait cet exercice de respiration et de visualisation, je vais vous transmettre les bases de l’onironautisme. Pour soigner vos mémoires traumatiques nous allons commencer par des exercices d’autohypnose. Grâce à ces voyages mentaux, vous pouvez découvrir des passés spéculatifs. Parmi ces réalités multiples, fluctuantes et dispersées, vous allez devoir identifier vos traumatismes. Nous ne cherchons pas à découvrir si vous étiez un·e immonde milliardaire fasciste ou un·e héroïne de la révolution. Peut importe si nous ne touchons pas vos véritables passés. Le capitalisme tardif était une période sombre et violente, en vous y confrontant, vous intégrerez vos vécus traumatiques. Certains patterns sont communs à de nombreuses dissociations de sauvegarde. La capitalo-amnésie est aussi souvent déclenchée par un conflit interne très violents dans le discontinuum de la conscience, entre vos personnalités passés et la réalité post-capitalistes. Pour apaiser cette dissociation et la souffrance qui l’accompagne, nous observerons vos potentielles identités capitalistes pour chercher à unifier les différentes parties de vous-même. De retour de ces explorations, vous mettrez des mots sur certaines sensations, des émotions, des situations. Progressivement, vos amygdales vont être activées par les hippocampes de vos cerveaux et les puzzles aux pièces manquantes de vos mémoires vont se réorganiser, pour enfin combler cette sensation de vide et de danger imminent. La mémoire traumatique se transformera en une mémoire autobiographique spéculative, que vous contrôlerez de façon consciente et dirigée. Mais avant d’entamer ces voyages, nous allons devoir trouver et s’imprégner de certains artefacts d’époque. »

Hellébore se lève et invite le groupe à la·e suivre. Ensemble, iels s’enfoncent dans les ruines d’acier et de béton.