Fictions et finances spéculatives

Le capitalisme se caractérise par son orientation vers l’avenir.
Les actions des agents économiques reposent sur des « anticipations fictionnelles », qui permettent de faire face à l’incertitude. Lorsqu’elles perdent leur force de conviction, elles
peuvent être à l’origine de crises. Contrôler ces fictions est donc un enjeu politique majeur.
Les fictions comme moteur du capitalisme, dans “Regards croisés sur l’économie”, Jens Beckert, 2021

Quels sont les liens entre fiction spéculative et spéculation financière?
Comment mobiliser la fiction spéculative pour lutter contre la spéculation financière ?

Spéculation (économie) : Sur un marché quelconque, on nomme spéculation « l’activité consistant à tirer profit par anticipation de l’évolution à court, moyen ou long terme du niveau général des prix ou d’un prix particulier en vue d’en retirer une plus-value ou un bénéfice »1.
Wikipedia, 2024, Spéculation (économie) — Wikipédia

Spéculation (philosophie) : La spéculation est le fait de s’interroger sur les conséquences d’une hypothèse comme si elle était vraie, sans nécessairement la considérer au départ comme telle.
Wikipedia, 2024, Spéculation (philosophie) — Wikipédia

La spéculation financière nécessite donc une “anticipation de l’évolution à court, moyen ou long terme du niveau général des prix”, pour “s’interroger sur les conséquences de cette hypothèse” sur les marchés financier. La spéculation financière nécessite donc de faire de la fiction spéculative.
La finance est structuré sur les “grands récits” du capitalisme (croissance infinie, individualisme, compétition, solutionnisme technocentré), et elle est alimenté par de “petits récits” (augmentation du court d’une ressource, pénurie, gentrification d’une ville, “disruption” d’un marché, etc…) sur les quels ses forces agissantes parient de l’argent pour faire du profit.

Le “réalisme capitaliste” de Mark Fisher permet de bien saisir le caractère autoréalisateur des “grands récits” du capitalisme qui sous tendent la finance. Le capitalisme est une fiction tellement performée, qu’il est devenue notre seule et unique réalité. “There is no alternative”.
Mais qu’en est-il des “petits récits” spéculatif qui donnent du grain à moudre à la finance? Ces spéculations sur le court du blé, de l’eau, de l’énergie. Ces malsains paris d’argent sur les aléas des malheurs durables du capitalocène.

Depuis les années 1970 et l’exacerbation de la financiarisation, nous sommes passés d’un capitalisme d’accumulation à un capitalisme spéculatif. Spéculer en économie c’est vouloir tirer du profit par l’anticipation de l’évolution des marchés économiques. Mais ce sont souvent les placements découlant de ces anticipations qui finissent par faire évoluer les marchés.
Spéculactivisme - Sortir du réalisme capitaliste par la fiction spéculative, Molina J-B, Culture et démocratie, Journal n°55 - Récits, 2022

Pour comprendre comment sont créées les fictions spéculative de la finance, la finance comportementale semble une discipline pertinente. Cette dernière est une science économique qui étudie le comportement des êtres humains sur les marchés financier.

La finance comportementale recense les travers de comportement et leurs effets sur les marchés financiers, sous forme d’anomalies de prix ou de rendement. La FC cherche à ce titre à détecter ces travers et anomalies de marché, et si possible les utiliser dans les stratégies de placement.
[…]
Les travers de comportement sont :

  • cognitifs (biais cognitif), liés à la compréhension (cadrage…), à la mémoire (ancrage mental…), aux recettes mentales (dites « heuristiques ») ;
  • émotionnels (peurs, envies, admirations, répulsions, fierté…) ;
  • de purs automatismes (réflexes, habitudes) ;
  • individuels ou collectifs (mimétismes de groupe ou de foule) ;
  • des prophéties autoréalisatrices (un investisseur entend dire que le cours d’une action va augmenter : il achète et d’autres en font autant si bien que le cours augmente effectivement, la prophétie s’est réalisée).
    Wikipedia, 2024, Finance comportementale — Wikipédia

Pour le moment la finance comportementale semble être surtout mobilisée dans des stratégies de placement financier dans le but d’engendrer du profit. Mais comment l’utiliser dans nos stratégies de lutte?
Est-ce possible de manipuler ces “travers de comportement” dans un but de définanciarisation ? Comment pouvons nous interférer sur les sombres projets de la finance via la manipulation de ces “petits récits”? Est-ce que et comment la “désinformation” peut devenir un outil de lutte anticapitaliste? La fakes news comme fiction spéculative molotov?
Un article de BFM bourse nommé “Les fake news financières sur la ligne de crête entre activisme et manipulation”, traite de canular d’activiste, mais aussi de “manipulations spéculatives” “plus ambiguës” considérées comme de la désinformation. L’article fait référence à l’action d’Extinction rebellion avec la diffusion d’une fausse information selon laquelle le principal fonds de pension suédois cesserait ses investissements dans les énergies fossiles, sur un site internet copie conforme de l’officiel. Je n’arrive pas à trouver d’info sur les conséquences financières de cette action.
Lors de leur canular usurpant Dow Chemical, les Yes men font chuter de 2 milliard de dollars la valeur en bourse du géant de l’industriel en 20 minute, avec une fausse déclaration d’un don de 12 milliard de dollars aux victimes de la catastrophe de Bhopal. Mais une fois la supercherie révélée, le cours de l’action remonte directement…
Influer sur les “petits récits” de la finance dans un but anticapitaliste semble risqué sans une connaissance très poussée du système financier, car la situation de compétition qui y règne fait que désavantager certaines forces agissantes de la finance, favorisera forcément d’autres en concurrence, qui auront des pratiques peut être encore plus malfaisantes.

S’attaquer aux “grands récits” qui structure la finance et plus largement le capitalisme semble moins hasardeux. Pour cela des pistes se dégage.

Un article d’ Ali Riza Taşkale traduit dans “mobilisé.es pour l’économie”, propose de se “défamiliariser du capitalisme par la fiction spéculative” (article original ici):

[…] les genres de la fiction spéculative offrent des perspectives critiques uniques et extraordinaires sur notre existence financiarisée contemporaine. Comme le suggère Steven Shaviro, la finance spéculative travaille à fermer les futurs alternatifs, tandis que la fiction spéculative cherche à se multiplier et à ouvrir des possibilités alternatives. La fiction spéculative fait donc ce que la finance spéculative cherche à éviter : elle révèle les contradictions de la spéculation financière et les possibilités qui se cachent dans le présent […]
[…] le capitalisme a non seulement colonisé nos futurs actuels et imaginaires, mais aussi, littéralement, a consommé le futur sous la forme d’une industrie des contrats à terme sur les entreprises. Nous devrions donc défendre un type spécifique d’imaginaire de fiction spéculative qui peut fonctionner comme un correctif aux récits célébrés par le marché financier mondial et sa culture publicitaire. […]

(L’article fait référence à Steven Shaviro, philosophe s’inscrivant dans le courant du réalisme spéculatif, auteur de "Extreme fabulation - Science fiction of life ; The Universe of Things: On Speculative Realism ; Disconition , entre autres)

L’article ne donne pas de précision sur ce “type spécifique d’imaginaire de fiction spéculative” qui fonctionnerait “comme un correctif aux récits célébrés par le marché financier mondial”.
En analysant bien les récits structurels de la finance, est-ce possible d’élaborer ces contres récits?
Attaquer les récits structurels du capitalisme en général, participe forcément à une définanciarisation du monde, mais existe t-il des récits qui serait particulièrement efficace contre la finances et particulièrement contre la finance spéculatives?
Ali Riza Taşkale , l’auteur de l’article, travail actuellement sur le projet " Speculative Finance /Speculative Fiction: Fighting for the Future", qui “entend analyser des romans et des films afin de déterminer dans quelle mesure la finance spéculative et la fiction spéculative fonctionnent selon des stratégies narratives et imaginatives similaires. Le projet fera appel à l’analyse littéraire critique et à la symptomatologie pour étudier la manière dont la logique de la financiarisation s’appuie sur des fictions dont les représentations matérialisent les mondes qu’elles envisagent.”
Je l’ai contacté à ce sujet.

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Lors de la journée d’étude “Narrations spéculatives / spéculations financières”, Théo Bourgeron et Boris Le Roy propose un retour sur leur atelier d’imaginaire “écrire en financier”, réalisé avec des travailleur.euses de la finance, où "ils donnaient la consigne d’inscrire les techniques financières dans les créations de fiction et ils structuraient leur interviews par une mise en fiction. Techniciser la fable et affabuler les récits de techniciens. In fine leur démarche est la suivante : imaginer une pratique accélérationniste de la fabulation spéculative. Inventer une méthode pour fictionner le réalisme capitaliste, avec le “fantastique capitaliste”

De nombreux travaux ont montré comment la financiarisation entraîne une colonisation progressive du langage et de l’imaginaire. La journée explorera la perspective inverse, à savoir les voies par lesquelles les récits financiers peuvent être réappropriés à des fins littéraires.
[…] comment infiltrer la finance avec des narrations spéculatives ?

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Pour mobiliser la fiction comme outil de définanciarisation, nous pouvons nous positionner dans différents moments du temps :

  • Des récits dans le futur / ou des récits dans un autre temps, une autre réalité (fantastique ou uchronique), proposant des possibles alternatifs. Ces récits peuvent nous permettre de pænser d’autres mondes, d’explorer d’autres réalité que celle du réalisme capitaliste, comme “bâtir aussi” des ateliers de l’Antémonde.
  • Des récits dans le présent (ou futur proche), avec des histoires de luttes basées sur nos réalités. Des fictions à vertus stratégique. Elles peuvent permettre d’explorer des pratiques de luttes, explorer leurs conséquences. Si elles aboutissent sur des victoires elles nous donnent de la force et sont empuissantantes, comme “il faudra faire avec nous” de Lë Agary.
  • Des récits dans le passé, pour reprendre l’Histoire des mains des oppresseurs. à l’instar de Au commencement était… Une nouvelle histoire de* *l’humanité, de David Graber et David Wengrow, qui délégitime le capitalisme grâce à l’archéologie.

https://www.dukeupress.edu/migrant-futures

https://www.jstor.org/stable/10.14321/crnewcentrevi.19.1.0011