Rituels et Récits

Un sujet pour discuter des liens entre rituels et récits.
Notamment pour alimenter les interventions de Désorceler la finance durant le Feral festival

Récemment, dans divers contextes, ces liens m’ont sauté aux yeux.
La programmation des rencontres Eukarios 2054 a été fortement inspiré par un numéro du journal “culture et démocratie”, non pa consacré aux récits (n°55), mais par un numéro consacré au rituel (n°57).
Durant la rencontre entre la Cellule d’Actions Rituelles ; Fiché.es S comme sorcière; et Starhawk de ce 6 aout 2024, le thème qui nous a animé était le besoin de rituels et de magie pour nos luttes, et nous avons encore une fois beaucoup parlé de l’importance de nouveau récit.
Ou encore Rachel Hoeckendijk qui faisait le lien entre rituel, jeux, et récit dans sa pratique de larp, lors d’une discussion informelle.

Comme base de réflexion, j’aimerais partager certains passages du texte “Sorcelleries spéculatives - Une auto-anthropologie de pratiques rituelles activistes et artistiques” de la Cellule d’Actions Rituelles, Désorceler La Finance et non-a, publié dans la revu proteus n°19 “Le rituel dans l’Art”. j’ai fais une sélection des passages que j’avais écris pour la partie analytique et mis en gras ceux qui me semblaient les plus important.

"Discussions : efficacité symbolique de nos pratiques
Dans son article « L’efficacité symbolique1 », Claude Lévi-Strauss se fonde sur l’étude d’un chant incanté lors de cures chamaniques pratiquées par les Cuna d’Amérique centrale. Cette
narration d’un combat symbolique avec des entités « surnaturelles » facilite les accouchements difficiles. Le shaman fournit à sa malade un langage, dans lequel peuvent s’exprimer immédiatement des états informulés, et autrement informulables. Et c’est le passage à cette expression verbale (qui permet, en même temps, de vivre sous une forme ordonnée et
intelligible une expérience actuelle, mais, sans cela,[…][anomique]2 et ineffable) qui provoque le
déblocage du processus physiologique, c’est-à-dire la réorganisation, dans un sens favorable, de la séquence dont la malade subit le déroulement3. Ce mythe chanté par le shaman est un moyen de faire vivre intensément le récit, pour ainsi induire des transformations psychosomatiques en réorganisant l’inconscient de la patiente. Selon la comparaison concluant cet article, cette incantation shamanique est une réorganisation psychosomatique via un récit délivré par le shaman et reçu par la patiente, alors que la psychanalyse est une réorganisation psychosomatique via un récit produit par le·a patient·e. Dans les deux cas, c’est le pouvoir du récit qui engendre la transformation souhaitée. (…).

Dans « L’efficacité symbolique », Claude Lévi-Strauss se concentre sur l’aspect discursif du récit
et du rituel, en omettant les gestes et les activations d’objets qui accompagnent le chant. Il se
décentre tout de même de ce primat de la cognition sur l’action, via une référence à « La réalisa-
tion symbolique7 » de la psychanalyste Marguerite Sechehaye. Cette dernière « s’est aperçue que le discours, aussi symbolique qu’il puisse être, se heurtait encore à la barrière du conscient, et qu’elle ne pouvait atteindre les complexes trop profondément enfouis que par des actes8 ». Les récits ne s’expriment pas uniquement par des discours, ils peuvent aussi l’être par des actions, des constructions, des images, des sons, des modes de vie et bien d’autres choses. L’ensemble des actions se déroulant lors d’un rituel deviennent des récits chargés de sens, manipulant autant de signes et de symboles, et racontant autant d’histoires qu’une riche narration écrite ou orale. Les rituels peuvent être considérés comme « gestes spéculatifs », permettant de « mettre la pensée sous le signe d’un engagement par et pour un possible qu’il s’agit d’activer, de rendre perceptible dans le présent3 ». (…)

Le rituel n’a pas seulement la fonction spéculative du récit, il ouvre aussi une brèche dans l’inconscient pour que ce récit s’active. Dans une vision batésonienne6, le jeu comme fiction7 se
déroule déjà à l’interface de la conscience et de l’inconscient ; tout comme le rituel, quelque chose est affirmé et nié en même temps : nous affrontons nos ennemis les ‘monstro-gendarmes et leur chef bureaucrate’, mais nous ne les affrontons pas vraiment ; nous coupons notre lien avec
la finance mais nous ne le coupons pas vraiment. Selon Gregory Bateson, cette double instruction contradictoire crée une zone de limbe, entre réalité et fiction, sortant ainsi le jeu et le rituel d’un état de conscience ordinaire, à l’instar de cette « émotion d’avoir été là dans ce champ à attendre de jouer le combat tout comme il l’avait été lors des expulsions ». Pour Judith Butler, « jouer à » (dans le sens de «perform» qui signifie autant «jouer» que «accomplir»), permet à nos identités individuelles et collectives de s’élaborer. Ces identités sont des rôles interprétés au sein de nos récits et construits par la répétition d’actes performatifs8. Le récit activé par les actions rituelles s’ancre dans le présent et dépasse la barrière du conscient. De plus, cette barrière se dissipe encore plus si les exécutant·es ou les « spect-actreur·ices » atteignent un état de transe (ou de « sich ausleben »), « ce vertige cognitif » engendrant une appréhension différente de la réalité, combinée à une expérience immersive intense. Ainsi le rituel conditionne nos processus somato-sensoriels et nous donne la capacité de nous immerger dans ces autres mondes proposés par le récit. Les activations de ce dernier par des actes permettent de dépasser l’état spéculatif pendant le rituel, grâce à cette zone de limbe où l’hypothèse, interrogée comme si elle était vraie, devient aussi vraie.
Le capitalisme a le monopole de l’avenir, ce qui nous permet de proposer d’autres mondes, mais
difficilement de les engager9 car ils sont restreints à n’être que pure spéculation. Lutter avec des
récits ne suffit pas, il faut les activer dans le présent, car les circonscrire à un état fictionnel c’est
faire le jeu des alternatives infernales10 du capitalisme comme système sorcier, qui nous impose ses récits comme seuls possibles. (…)

Conclusion : le « sacré profane » de nos sorcelleries spéculatives

(…) Il n’y a pas d’entités ‘surnaturelles’ transcendantales dans nos pratiques, seulement une causalité anthropologiquement rationnelle : le pouvoir spéculatif du récit collectif, performé dans le présent. C’est cette posture qui permet une efficacité, car la condition pour que la sorcellerie fonctionne est son acceptation dans une rationalité collective.

(…) Nos rituels ne s’inscrivent ni dans le profane et le séculier, ni dans une sacra-
lité transcendantale, mais ils créent une séparation avec l’ordinaire où nos récits sont spéculatifs, en performant nos aspirations, en les activant dans le présent.

Si on leur disait: « Mais votre déesse n’est qu’une fic- tion », elles souriraient sans doute et nous demanderaient si nous sommes ceux qui croient qu’une fiction est sans pouvoir.
Philippe PIGNARRE et Isabelle STENGERS